(Tribune publiée sur lemoniteur.fr le 11 décembre 2023)
La pratique du secteur de la construction s’écarte parfois de ce que prévoient les clauses du contrat. Les opérations des travaux donnant lieu à des marchés publics allotis en sont une illustration s’agissant de la réception.
Il est fréquent de lire dans les cahiers des clauses administratives particulières (CCAP), sans autre précision, que « la réception a lieu à l’achèvement des travaux relevant de l’ensemble des lots et prend effet à la date de cet achèvement ».
Une dérogation au CCAG Travaux…
Rappelons en premier lieu que le fait de différer la réception d’un lot à l’achèvement de l’ensemble des lots est une dérogation à l’article 41 du CCAG Travaux. Ce dernier prévoit que la réception d’un lot est prononcée à l’achèvement des travaux relevant de ce lot. La réception à l’achèvement des travaux relevant du contrat est d’ailleurs également prévue par les normes NF P 03-001 (bâtiments) et NF P 03-002 (génie civil) applicables aux marchés privés. La formulation de l’article 41.1 du CCAG est sans ambiguïté sur ce point : « le titulaire avise, à la fois, le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre, par écrit, de la date à laquelle il estime que les travaux ont été achevés ou le seront ». Cette même notion de « titulaire » est employée par les stipulations suivantes qui décrivent les différentes étapes de la réception (opérations préalables à la réception, notification du PV de ces opérations, propositions du maître d’œuvre, décision du maître d’ouvrage).
Or, la notion de « titulaire » vise nécessairement l’entreprise (ou groupement d’entreprises) titulaire du marché, c’est-à-dire dans le cas de travaux allotis, l’entreprise titulaire de chaque lot.
…pas toujours formulée correctement…
Par ailleurs, l’article 1.2 du CCAG Travaux prévoit qu’une dérogation apportée au CCAG par le CCAP doit respecter deux formalités :
– être mise en exergue dans l’article dérogatoire du CCAP ;
– être mentionnée dans la liste récapitulative des dérogations au CCAG définie par le dernier article du CCAP.
Une jurisprudence ancienne du Conseil d’État considère que le respect de ces formalités, alors prescrites par le Code des marchés publics en vigueur, n’est pas imposé sous peine de nullité des dérogations (CE, 31 juillet 1996, n° 124065). Dès lors qu’une dérogation au CCAG est claire et non équivoque, la circonstance que celle-ci ne soit pas identifiée en tant que telle ni récapitulée à la fin du CCAP ne saurait écarter son application. Toutefois, cette jurisprudence ne semble pas pour autant nettement pérennisée. Par un arrêt n° 10MA00860 du 10 juin 2014, la cour administrative d’appel de Marseille a jugé que, pour être opposable entre les parties au marché, une dérogation au CCAG doit être définie et incluse dans les dérogations énumérées par le CCAP.
Il n’est dès lors pas acquis que la clause du CCAP prévoyant une réception à l’achèvement de l’ensemble des lots sans mentionner qu’il s’agit là d’une dérogation à l’article 41 du CCAG puisse produire ses effets. La non-application d’une telle clause de réception différée pourrait alors s’avérer redoutable pour le maître d’ouvrage qui refuserait malgré tout de donner une suite favorable à l’avis d’achèvement que le titulaire d’un lot lui notifierait en application de l’article 41.1. L’article 41.1.2 du CCAG stipule en effet que dans l’hypothèse où ni le maître d’œuvre, ni le maître d’ouvrage n’organisent les opérations préalables à la réception, celle-ci est réputée tacitement acquise sans réserve.
…et dont la pertinence peut interroger
Outre cette possible difficulté liée à l’absence de mention qu’elle déroge au CCAG Travaux, la volonté de réceptionner les travaux à l’achèvement de l’ensemble des lots soulève d’autres interrogations.
Elle soulève d’abord la question de l’application des pénalités de retard lorsque le CCAP stipule que la date d’effet de la réception est la date d’achèvement de l’ensemble des lots mentionné dans le formulaire EXE 6 (décision de réception prise par le maître d’ouvrage). On comprend aisément l’iniquité qui conduirait, dans un tel, à devoir appliquer des pénalités de retard, notamment, au titulaire du lot terrassement dont la date d’achèvement mentionné dans le formulaire EXE 6 de son lot serait celle à laquelle le dernier lot s’est achevé. L’écart par rapport à la chronologie réelle du chantier serait alors évident. Afin d’éviter cet écueil, en pratique, quand bien même la réception intervient à l’achèvement du dernier lot, la date d’achèvement mentionnée dans le formulaire EXE 6 propre à chaque lot correspond à la date d’achèvement réelle de celui-ci.
La date d’achèvement spécifique à chaque lot est ainsi établie de façon rétroactive. Ce procédé présente ensuite une autre difficulté au regard de l’obligation pour l’entreprise d’assumer les conséquences de la garde des ouvrages qu’elle a réalisés jusqu’à la réception. Elle doit ainsi remédier aux différents dommages affectant ces derniers (dégradations, vandalisme, incendie…) et maintenir, le cas échéant, les dispositifs de signalisation, de sécurisation et d’accès au chantier (échafaudage, panneaux de clôture…). Dès lors, les coûts supportés par une entreprise ou son assureur dans l’attente de la réception des travaux de son lot ne pourraient-ils pas être mis à la charge du maître d’ouvrage si la date d’achèvement de ce lot mentionné dans le formulaire EXE 6 est antérieure à la date à laquelle l’entreprise a pris en charge lesdits coûts ?
Rappelons que la réception a pour effet de transférer la garde de l’ouvrage et les risques associés au maître d’ouvrage. À titre d’exemple, si la réparation des dégâts causés aux ouvrages d’un lot non réceptionné par un incendie survenu le 15 janvier ont été pris en charge pas l’assurance de l’entreprise, la prise en charge du coût de ces réparations ne devrait-il pas incomber au maître d’ouvrage si la date d’effet de la réception du lot en question est fixée au 10 janvier dans le formulaire EXE 6 (date d’achèvement) ? La réception d’un lot marquant en principe le point de départ du délai de transmission du projet de décompte final de l’entreprise, ce dernier pourrait bien inclure au débit du maître d’ouvrage les couts susvisés.
En conclusion, lorsque les travaux sont allotis, la réception de ceux-ci ne mériterait-elle pas d’intervenir selon les dates d’achèvement successives de chacun des lots dont ils relèvent ?
Arnaud LATRECHE – 11 décembre 2023