L’AAP reproduit ici pour ses adhérents la tribune de son vice-président publiée le 05 avril sur le site du Moniteur
La doctrine du ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance est sans équivoque. Elle considère que « en l’absence de clause de révision de prix ou de réexamen, une modification du prix porterait atteinte aux conditions de la mise en concurrence (CE, 15 février 1957, Etablissement Dickson)1 ».
Par ailleurs, dans une réponse à question écrite, le ministère soutient que « en raison du caractère en principe intangible du prix contractualisé, une clause de révision ne peut être ni modifiée ni introduite en cours d’exécution du marché (CE 15 février 1957, Etablissement Dickson) si le contrat n’en a pas expressément prévu la possibilité et les modalités par une clause de réexamen (article R. 2194-1 et 1° de l’article R. 2194-6 du code de la commande publique) »2 (Réponse à QE n° 40503 du 03/08/2021).
Enfin, le guide relatif au prix dans les marchés publics avance que « le prix contractualisé est intangible, ainsi que les conditions de son évolution prévue à la signature du contrat, et aucune des parties au contrat ne peut les modifier (CE, 9 mars 1951, Didona (sic))3 ».
Pas d’interdiction formelle
Mais l’un des premiers principes enseignés en faculté de droit est que ce qui n’est pas interdit est autorisé. Dès lors, pour déterminer les marges de manœuvres dont dispose l’acheteur pour apporter une modification au contrat (par décision unilatérale ou par avenant), il importe de vérifier non pas si telles dispositions ou tels principes autorisent cette modification, mais si elle est interdite ou limitée par des règles de droit.
A titre d’exemple, l’article L.2191-3 du Code de la commande publique (CCP) dispose explicitement que le taux et les conditions de versement de l’avance ne peuvent être modifiés pendant l’exécution du marché. Rappelons que pendant la première vague de confinement, l’article 5 de l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 a toutefois levé provisoirement cette interdiction en admettant qu’un avenant puisse modifier le régime d’octroi de l’avance. Cela illustre que face à des circonstances exceptionnelles auxquelles les parties sont confrontées pendant l’exécution du contrat, l’application de la norme habituelle peut s’accommoder d’une modulation.
Or, sauf erreur de lecture, aucune disposition du CCP n’interdit expressément de modifier les clauses de variation de prix en cours de contrat, lorsque l’ajustement de celles-ci est justifié par des évènements déjouant les prévisions et risques économiques habituels sur la base desquels l’entreprise a été en mesure d’établir ses prix initiaux.
Un surcoût à établir de façon contradictoire
Avant toute chose, rappelons que l’entreprise est tenue de prouver l’ampleur des surcoûts qu’elle annonce. A ce titre, la production des factures de ses fournisseurs avant la remise de son offre et/ou en début de contrat, ainsi que pendant la période de forte tension sur les prix s’avère nécessaire. L’acheteur pourra utilement rappeler à l’entreprise qu’il est tenu à une obligation de confidentialité et que le respect du secret des affaires lui interdit de divulguer aux tiers les factures en question. Au vu de ces factures, l’acheteur et l’entreprise pourront constater contradictoirement, le cas échéant, l’ampleur du surcoût restant à la charge de l’entreprise, voire la part éventuelle de surcoût résiduel malgré l’application de la clause de variation de prix (actualisation ou révision).
L’article R.2194-5 du CCP admet que le marché puisse être modifié « lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait pas prévoir ». Par ailleurs, l’impact financier de cette modification ne peut pas excéder 50 % du montant initial du marché (article R.2194-3). Ces dispositions du CCP n’apportent aucune restriction quant à la nature des clauses initiales du contrat susceptibles d’être modifiées à ce titre.
On peut dès lors s’interroger quant au fondement juridique permettant au Premier ministre d’annoncer dans sa circulaire du 30 mars 2022 que « en revanche, l’acheteur ne doit pas utiliser ces dispositions pour modifier par voie d’avenant les clauses fixant les prix lorsque cette modification du prix n’est pas liée à une modification du périmètre, des spécifications ou des conditions d’exécution du contrat » (Circulaire relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières, p. 2).
Plafond à 50 % du montant initial
Toutefois, reconnaissons que l’acheteur qui aurait omis de prévoir une clause de révision dans un marché, pour lequel il était pourtant établi, lors de sa passation, que les coûts d’exécution des prestations étaient soumis à des fluctuations prévisibles, aura des difficultés à fonder une modification du marché sur le fondement de l’article R.2194-5. Mais si au contraire, aucune tendance économique raisonnablement prévisible lors de la passation du marché ne laissait présager une fluctuation hors norme des coûts et que le marché a été conclu en conséquence à prix ferme, les dispositions susvisées interdisent-elles réellement de transformer ce prix ferme en prix révisable ?
En effet, dès lors que l’avenant qui définirait la clause de révision applicable plafonnerait le montant de celle-ci à 50 % du montant du marché et limiterait l’application de cette clause dans le temps, les conditions prévues par l’article R.2194-5 ne seraient-elles pas respectées ? Une modification de ce type respecterait également la limite posée par l’article L.2194-1 du CCP tenant à ce que la nature globale du marché ne soit pas affectée.
Complément de 10 ou 15 %
Par ailleurs, l’article R.2194-8 du CCP ne pourrait-il pas également appuyer une modification de cet ordre, dès lors que l’avenant limiterait le montant de la révision à 10 % (fournitures et services) ou 15 % (travaux) du montant du marché ? Le CCP n’exige en effet aucune autre justification de la modification du marché fondée sur ces dispositions que la démonstration de son impact financier limité.
En outre, lorsque la clause de révision ou d’actualisation prévue ab initio dans le contrat ne reflète pas fidèlement l’ampleur des surcoûts supportés et prouvés par le titulaire du marché, un avenant fondé sur l’article R.2194-8 pourrait apporter un complément de 10 % ou 15 %. Cette compensation, certes limitée, pourrait malgré tout atténuer les difficultés rencontrées par les entreprises. L’article R.2194-5 pourrait également être actionné pour apporter un complément à la clause de variation lorsqu’elle ne joue pas suffisamment son rôle d’ajustement.
Anticiper l’imprévisible
Cependant, l’introduction d’une clause de révision en cours de contrat pourrait être regardée comme une modification substantielle du marché au sens de l’article R.2194-7 du CCP en tant qu’elle « modifie l’équilibre économique du marché en faveur du titulaire d’une manière qui n’était pas prévue dans le marché initial ».
Toutefois, dans la mesure où cette modification viserait à compenser un déficit anormal supporté par tout un pan de l’économie, et prouvé spécifiquement par le titulaire au titre de l’exécution du marché, il n’est pas certain qu’elle puisse être considérée comme étant une faveur accordée à celui-ci. Quant à l’argument selon lequel l’équilibre du marché serait alors modifié dans des conditions qui n’étaient pas prévues dans le contrat, il semble possible d’y répondre que ce sont des circonstances elles-mêmes imprévisibles – tant dans leur survenance et leur ampleur – qui justifient la modification en cause. Le contrat pouvait difficilement prévoir et anticiper l’imprévisible…
Ainsi, le code de la commande publique n’est-il peut-être pas si restrictif que cela sur cette question.
Une jurisprudence nuancée
Qu’en est-il de la jurisprudence ? A la lecture de la décision « Etablissement Dickson » mentionnée par le ministère de l’Economie à l’appui de sa doctrine, on peinera à relever ou en déduire l’affirmation selon laquelle, d’après ce ministère, « en l’absence de clause de révision de prix ou de réexamen, une modification du prix porterait atteinte aux conditions de la mise en concurrence ».
Par cette décision, le Conseil d’Etat a certes jugé que lorsque la clause de révision n’assure pas une exacte compensation des augmentations de charges du titulaire, cela ne justifie pas, en principe, le versement d’une indemnité. Mais, il prend le soin d’ajouter qu’il en va autrement en cas de bouleversement économique : « […] la circonstance que les formules susmentionnées de révision des prix n’auraient pas assuré une exacte compensation des augmentations des charges supportées par le fournisseur n’est pas de nature à ouvrir à ce dernier un droit à indemnité, en l’absence de bouleversement de l’économie des marchés […] » (CE, 15 février 1957, « Etablissement Dickson », n° 14891).
Par ailleurs, selon la doctrine de Bercy, la jurisprudence « Didonna » consacrerait la règle du caractère intangible des prix et des conditions de son évolution et de l’interdiction d’y apporter des modifications. Là encore, la lecture de cette décision semble permettre d’établir que cette affirmation est exacte, à la différence qu’il ne s’agit pas là d’une règle, mais d’un principe. En effet, le Conseil d’Etat apporte une exception au caractère intangible des prix : « […] la circonstance [que des travaux semblables aient été payés à un prix supérieur] ne saurait justifier la modification des prix portés au marché conclu entre l’Algérie et le sieur Didonna, prix qui, en l’absence d’une sujétion imprévisible non démontrée en l’espèce, sont immuables et lient les parties » (CE, 9 mars 1951, Sieur Didonna, n° 86.405, rec. Lebon p. 148).
Des circonstances imprévisibles permettraient ainsi de modifier les prix, leur intangibilité tombant alors dans un tel cas.
Des ouvertures récentes
En outre, le Conseil d’Etat a admis que les dispositions du code régissant les prix définitifs et les modalités de sa variation ne s’opposaient pas à ce qu’un avenant puisse transformer un prix révisable en un prix ferme, notamment, lorsque la fin du marché approchait : « […] que ces dispositions n’ont ni pour objet ni pour effet de faire par principe obstacle à ce que les parties à un marché conclu à prix définitif puissent convenir par avenant, en particulier lorsque l’exécution du marché approche de son terme, de modifier le mécanisme d’évolution du prix définitif pour passer d’un prix révisable à un prix ferme » (CE, 20 décembre 2017, Société Area Impianti, n° 408562).
Rappelons que dans cette affaire, un premier avenant avait remplacé la formule de révision. Le Conseil d’Etat n’a toutefois pas été amené à juger la légalité de celui-ci. En revanche, il a considéré que bien que le troisième avenant « ne mentionne aucune modification de la clause de révision du prix du marché prévue dans les avenants antérieurs, la cour administrative d’appel [CAA]de Douai n’a pas dénaturé les clauses de cet avenant en estimant qu’elles valaient renonciation aux stipulations antérieures relatives à la révision du prix et passage à un mécanisme de prix ferme ».
Le juge suprême valide également le raisonnement de la CAA par lequel elle « a pu, sans erreur de droit, considérer que la modification des règles de détermination du prix initial ne constituait pas, par elle-même, un bouleversement de l’économie du marché ».
Il est vrai que dans cette affaire, la transformation du prix révisable en un prix ferme était intervenue peu avant la fin du marché et au détriment de l’entreprise. Est-ce qu’une modification inverse, consistant à transformer un prix ferme en un prix révisable pendant une durée limitée pour remédier à un bouleversement de l’économie du marché subi par l’entreprise, serait pour autant irrégulière ?
Enfin, par un arrêt rendu en 2021, la CAA de Marseille a jugé que l’acheteur était tenu de conclure un avenant de régularisation dès lors que l’addition de la part fixe (0,125) et de la part variable (0,825) de la formule de révision donnait un résultat inférieur à 1 (CAA Marseille, 13 décembre 2021, n° 19MA05168). Dès lors, la formule de révision peut (doit ?) être modifiée lorsqu’elle comporte une erreur purement matérielle et d’une nature telle qu’il ne serait pas possible que l’une des parties s’en prévale de bonne foi.
La même approche pourrait-elle être adoptée lorsque, par exemple, les indices ou index définis au contrat sont manifestement inappropriés et sans rapport avec l’objet du marché ou du lot ?
Audace et débat
Nous n’avons pas la prétention de connaître l’ensemble des décisions du juge administratif rendues sur ce sujet. Il pourrait être intéressant qu’un débat puisse s’ouvrir sur cette question de la portée du droit applicable ainsi que, le cas échéant, sur la perspective d’une éventuelle évolution du droit. En attendant, il semblerait que les décisions que nous venons d’évoquer ouvrent davantage de possibilités que ce que la doctrine de Bercy reconnaît.
« Il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée » disait Danton. Gageons que les acheteurs audacieux, qui oseraient s’aventurer au-delà des limites convenues aujourd’hui, ne voient pas leurs marchés subir le même sort que le révolutionnaire.
Arnaud LATRECHE – 5 avril 2022