Lors de son webinaire annuel du 14 novembre 2024, notre association a présenté les arguments qui, selon notre point de vue, permettaient de considérer que le fait de demander plusieurs devis (compris dans le sens d’un chiffrage de prestations définies par l’acheteur) pour des besoins dont l’estimation est inférieure aux seuils de dispense de publicité et de mise en concurrence était une procédure adaptée :
- Un devis accepté par l’acheteur est un marché (CAA Nantes, 16 octobre 2020, n° 19NT04940) et, par conséquent, solliciter plusieurs devis et retenir l’un d’entre eux revient à passer un marché ;
- Il ne s’agit pas de sourcing car, ce procédé n’a pas vocation à se conclure par la passation d’un marché : ce procédé est une aide à la définition des besoins et permet simplement de préparer la passation du marché (R.2111-1 du CCP) ; les seules procédures de passation sont la procédure adaptée, les procédures formalisées, les procédures sans publicité ni mise en concurrence préalables ;
- Demander plusieurs devis, puis les comparer et en retenir l’un d’entre eux est une procédure de passation de marché avec mise en concurrence préalable ;
- Même si sa doctrine publiée est à ce jour contradictoire, selon la DAJ de Bercy (souligné par nos soins) :
– « […] Aussi, si l’acheteur décide de ne pas recourir à la faculté de passer un marché négocié sans publicité ni mise en concurrence mais recoure volontairement à une procédure adaptée, le cas échéant en sollicitant directement plusieurs opérateurs économiques (demande de devis), le fait que l’application des critères d’attribution aboutit à l’attribution du marché public au même titulaire ne pourra jamais lui être reprochée – à condition que la procédure adaptée ait elle-même été régulièrement organisée. » (Fiche « Quelles règles appliquer pour les marchés publics répondant à un besoin dont la valeur est inférieure à 40 000 euros HT » – 1 janvier 2020, page 3) ;
– « Attention, sauf cas spécifique des marchés de services attribués à l’un des lauréats d’un concours en application de l’article R. 2122-6 du CCP (voir ci-dessous), un seul opérateur économique doit être contacté dans le cadre des marchés passés sans publicité ni mise en concurrence préalable. A défaut, il s’agira d’un marché à procédure adaptée et non d’un marché relevant de l’article L. 2122-1 du CCP. Les règles n’étant pas les mêmes, le risque d’annulation de la procédure est alors élevé.» (Fiche « Les marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables » – 1 janvier 2020, page 1).
- Les marchés inférieurs aux seuils de dispense de publicité et de mise en concurrence se situent dans le seuil de la procédure adaptée et, pour cette procédure, l’acheteur en détermine les modalités : demander plusieurs devis est une modalité de mise en œuvre de la procédure adaptée ;
- Solliciter plusieurs devis est une forme de publicité, à laquelle les marchés < 90 000 € HT sont soumis (R.2131-12 CCP).
Ajoutons que :
- Au sens des articles L.1220-1 et L.1220-2 du CCP, les entreprises invitées à remettre un devis (et, ainsi, à participer à une procédure de passation d’un contrat de la commande publique) sont des candidats, puis des soumissionnaires lors qu’ils présentent leur devis (offre) ;
- Si le fait de demander plusieurs devis est susceptible de respecter les obligations de publicité et de mise en concurrence en procédure adaptée pour les besoins < 90 000 euros HT, on comprend alors difficilement les raisons qui conduisent à considérer que le même procédé ne soit pas regardé comme une mise en concurrence en dessous des seuils de dispense de celle-ci.
L’arrêt rendu par la cour administrative d’appel de Nantes le 7 février 2025 (n° 24NT00896) ne confirme pas notre analyse.
Relevons au passage, qu’en défense, l’avocat de la commune avait pourtant avancé le moyen selon lequel « le marché en cause a été conclu en application des dispositions générales des articles L. 2123-1 et R. 2123-4 du code de la commande publique [NDLR : dispositions applicables à la procédure adaptée] et des dispositions dérogatoires de l’article 142 de la loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 autorisant les acheteurs à conclure, jusqu’au 31 décembre 2022, un marché de travaux sans publicité ni mise en concurrence préalables pour répondre à un besoin dont la valeur estimée est inférieure à 100 000 euros hors taxes. »
Cependant, pour le juge d’appel nantais, et sans ambiguïté, le fait de demander plusieurs devis, de les soumettre au conseil municipal afin que ce dernier en choisisse un n’implique pas que l’acheteur ait eu recours à une procédure adaptée :
« 3. Il est constant que le maire de la commune de Tilly-sur-Seulles a sollicité des devis, pour effectuer les travaux de voirie ayant fait l’objet du marché litigieux, de la part de trois entreprises, qu’il a ensuite soumis au conseil municipal, ce dernier ayant finalement retenu le devis de la société Jones TP. Toutefois, cette circonstance n’implique pas que la commune de Tilly-sur-Seulles ait entendu se placer dans le cadre d’une procédure adaptée impliquant une mise en concurrence. La consultation de différents devis avait uniquement pour but de respecter les critères posés par l’article 142 de la loi du 7 décembre 2020 tirés du choix d’une offre pertinente, en faisant une bonne utilisation des deniers publics. » Dont acte.
Et d’en tirer les conséquences suivantes : « Ainsi, la commune de Tilly-sur-Seulles bénéficiant du dispositif dérogatoire cité au point 2, le moyen tiré de ce que le contrat en cause a été conclu en méconnaissance des règles de publicité et de mise en concurrence applicables à la procédure adaptée à laquelle la commune se serait spontanément soumise alors qu’elle n’y était pas tenue doit être écarté. Par conséquent, les requérants ne peuvent davantage utilement soutenir que la commune aurait dû communiquer aux entreprises contactées pour produire des devis les critères de choix des offres et les solliciter tous au même moment. Enfin, M. C…, M. B… et Mme Jardin ne peuvent davantage utilement soutenir que la commune aurait dû mettre en œuvre la procédure de détection des offres anormalement basses, alors qu’ils ne développent aucun argument sur l’absence de pertinence de l’offre retenue, la mauvaise utilisation des deniers publics ou l’interdiction de contracter systématiquement avec un même opérateur économique, seuls critères posés par l’article 142 de la loi du 7 décembre 2020. »
Dans la mesure où la cour refuse de qualifier de mise en concurrence (procédure adaptée) la sollicitation de plusieurs devis, cet arrêt semble nier aux entreprises sollicitées le bénéfice des garanties d’égalité de traitement et de transparence qui s’attachent à la mise en concurrence de tout marché (accès aux mêmes informations pour établir leur devis, connaissances des critères de jugement des offres, limitation des cas de recours au critère unique du prix, délai identique pour remettre une offre, être informées que leur devis n’est pas retenu et droit d’en connaître le motif…).
La question se pose alors de la recevabilité d’un référé précontractuel ou contractuel déposé par ces entreprises, ces recours juridictionnels ne sanctionnant que les manquements aux obligations de publicité et de mise en concurrence auxquelles le marché en cause est soumis. En effet, dès lors que, selon la cour, bien qu’elles transmettent un devis elles ne participent pas à une procédure adaptée impliquant une mise en concurrence, les entreprises dont le devis n’est pas retenu pourraient difficilement mettre en avant un manquement de l’acheteur sur ce point. Par ailleurs, à supposer qu’elles parviennent à franchir ce premier filtre, pourraient-elles seulement se prévaloir de la qualité de candidate ou de soumissionnaire et soutenir qu’elles sont susceptibles d’être lésées par la circonstance que leur devis n’a pas été retenu ?
La question de leur intérêt à agir dans le cadre d’un recours en contestation de la validité du marché conclu pourrait également être débattue, celui-ci n’étant ouvert qu’aux tiers à un contrat administratif susceptibles d’être lésés dans leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la passation du contrat ou ses clauses (CE 4 avril 2014, n° 358994).
Au final, quel droit leur reste-t-il ?
Arnaud LATRECHE – 20/02/202